Pourquoi
faut-il investir dans l'enseignement ?
Par Nico Hirtt
"Refinancer"
l’enseignement ? Sans doute. Mais à quoi bon ? Après tout,
la fonction première de l’école n’est pas d’engloutir du budget,
mais d’instruire la jeunesse. La réalisation des objectifs éducatifs
nécessite-t-elle réellement qu’on y consacre davantage de moyens
financiers ? Ne pourrait-on se contenter de mieux utiliser
les moyens existants ? Notre conviction est que le refinancement
est essentiel pour une et une seule raison: rendre l’école plus
démocratique.
Faut-il refinancer l’enseignement ?
La question se ramène d’abord à cette autre interrogation, plus
fondamentale : à quoi sert l’école ? Dans la mythologie
de la pensée dominante, l’enseignement remplit essentiellement trois
fonctions: une fonction économique, une fonction sociale et une
fonction politique. D’abord, l’école doit former des jeunes capables
de s’insérer dans la vie professionnelle en distribuant qualifications
et employabilité. Ensuite, l’école doit égaliser les chances et
offrir à chacun la possibilité d’une ‘émancipation sociale’. Enfin,
l’école doit éduquer des citoyens conscients, actifs, attachés aux
institutions démocratiques de leur pays.
Voilà pour l’idéologie
officielle. La réalité, elle, est bien éloignée de ce discours.
Démystifier l’école
Primo. L’école
assure certes l’employabilité, mais celle-ci ne garantit nullement
l’emploi. En répondant au mieux aux attentes du marché de l’emploi,
l’enseignement sert exclusivement les intérêts économiques du patronat,
en lui fournissant une main-d’œuvre nombreuse, peu coûteuse et directement
exploitable. Mais cela ne crée évidemment pas un seul emploi supplémentaire.
La distribution des compétences et des connaissances détermine bien
qui accède à quel emploi, mais n’influe nullement
sur le volume global de l’emploi disponible. Il est bon de
ne pas l’oublier quand on veut nous faire prendre des initiatives
de formation pour des solutions au problème du chômage.
Secundo. L’école
n’égalise pas les chances, elle contribue au contraire à reproduire
les inégalités sociales existantes. Elle envoie massivement les
enfants des classes populaires dans les filières générales et techniques
et réserve de facto les options élitistes de l’enseignement
général aux fils et filles de la bourgeoisie. Pire même: par son
discours sur les ‘chances égales’, le système éducatif contribue
à faire accepter, par les parias de demain, l’idée qu’ils ne doivent
leur destin social qu’à leur propre incapacité à réussir à l’école.
Puisque les chances sont égales au départ, celui qui ‘n’arrive’
pas ne doit s’en prendre qu’à lui-même.
Tertio. Inculquer
aux jeunes l’idée que nos sociétés sont fondées sur la démocratie
et le respect des Droits de l’Homme n’a que l’apparence d’une intention
généreuse. Car le message est terriblement mensonger. Peut-on dire
à un jeune qu’il vit dans une société démocratique quand il voit
son père licencié sur décision arbitraire d’un patron en quête de
rationalisation ? Peut-on vanter notre respect des droits de
l’homme quand les candidats réfugiés sont parqués dans des camps
de concentration et maltraités, voire assassinés, lors de leur renvoi
forcé ? Peut-on parler d’ ‘égalité’ ou de ‘justice’ lorsque
quelques pays riches, dont le nôtre, s’arrogent le droit d’imposer
leur loi et leur domination aux autres ? Quand le vol d’une
motocyclette est plus sévèrement puni qu’une fraude fiscale de plusieurs
millions de francs? Quand le luxe arrogant de quelques-uns est si
visiblement bâti sur la misère de milliers d’autres ? A vrai
dire, les jeunes d’origine populaire n’ont nullement le sentiment
de vivre dans cette société idéale. Sans doute est-ce aussi cela
que certains d’entre eux expriment – maladroitement peut-être –par
des actes de violence. A force de leur répéter que c’est çà la démocratie,
on ne fait évidemment que les jeter dans les bras des fascistes
ou des intégristes de tous bords qui leur crient sans cesse: à bas
la démocratie !
Apprendre pour changer
le monde
Si l’école doit servir
– via la production de main d’œuvre, la sélection sociale ou l’endoctrinement
idéologique – à maintenir en place ou à reproduire des rapports
sociaux profondément injustes, alors effectivement, à quoi bon l’école?
Mais pour celui qui situe
son action et son enseignement dans le projet de transformer ces
rapports sociaux, l’instruction prend un sens totalement différent.
Dans une vision résolument progressiste, l’école acquiert une mission
cruciale: apporter aux jeunes les savoirs et les compétences qui
leur permettront de comprendre le monde où ils vivent et de participer
à sa transformation. Que tous apprennent l’histoire, la géographie,
l’économie, pour comprendre comment fonctionne notre société et
comment on en est arrivé là! Que tous maîtrisent les sciences et
les techniques pour savoir les merveilles que promet le génie humain,
mais aussi les dangers qu’il recèle! Qu’ils apprennent la rigueur
du raisonnement mathématique et la preuve de l’expérience scientifique!
Que tous sachent lire, écrire, formaliser, structurer, planifier
et, pourquoi pas, ‘surfer’ intelligemment sur Internet! Que tous
sachent utiliser les multiples formes de communication et d’art
pour discuter, argumenter et diffuser leurs idées! Qu’ils acquièrent
l’intelligence de briser les préjugés et l’ambition de révolutionner
le monde!
Tel est le projet de
l’école démocratique, de l’école progressiste, d’une école qui ait
du sens à l’aube du XXIème siècle.
Mais l’école n’est pas
démocratique. Elle l’est même de moins en moins. Les savoirs sont
méprisés et font place aux compétences que réclame l’employabilité
de travailleurs flexibles. La sélection sociale, l’inégalité des
chances à l’école, loin de décroître se trouve renforcée par les
politiques d’austérité budgétaire et par les politiques visant à
adapter l’orientation aux besoins économiques. Cette sélection sociale
constitue même, aujourd’hui, le principal obstacle au rôle progressiste
de l’école tel que je l’ai défini plus haut. A quoi bon réclamer
une vaste formation générale pour tous si, à 12 ou 14 ans, on doit
constater que 50% des jeunes – et précisément ceux qu’il s’agit
prioritairement d’instruire: les futurs ouvriers, les futurs exploités
– en sont dégoûtés. Ils ne veulent plus de ces cours-là, ils
n’y comprennent rien et cela leur semble totalement inutile.
Les mécanismes de
la sélection sociale
Pourquoi donc certains
comprennent-ils et d’autres pas ? Pourquoi certains sont-ils
intéressés, motivés et d’autres pas ? Pourquoi ceux qui comprennent
et sont motivés proviennent-ils souvent de familles aisées, bourgeoises
ou petites-bourgeoises ? Et pourquoi les autres, ceux dont
on dit en conseil de classe qu’ils ont ‘atteint leurs limites’,
qu’ils ‘ne s’intéressent à rien’, pourquoi ceux-là viennent-ils
surtout de familles populaires ?
Toutes les enquêtes relatives
à l’inégalité sociale à l’école (entre autres celle que J.P. Kerckhofs
et moi-même avons menée en Hainaut) ont mis en évidence les résultats
scolaires tout à fait remarquables des enfants d’enseignants. Pourquoi
un fils ou une fille de prof réussissent-ils mieux que les rejetons
d’un ouvrier, d’un employé et même, légèrement mais significativement,
mieux que les enfants d’un cadre supérieur ou d’un médecin ?
Il semble que le secret de leur succès tienne en deux points.
Premièrement, le parent-professeur
inculque à ses enfants – sans doute parfois jusqu’à l’excès – l’importance
de l’école et des savoirs. L’homme n’est rien sans une bibliothèque
et des diplômes: ce message, l’enfant l’a appris presque au berceau.
Ce rapport au savoir et à l’école, cette valorisation du savoir
pour le savoir et de l’école ‘pour apprendre’ (pas pour apprendre
un métier mais pour apprendre, simplement), cette glorification
de l’intelligence scolaire n’est pas sans effet. Elle constitue
une profonde motivation que viennent soutenir des résultats souvent
positifs.
Deuxièmement, l’enfant
de prof trouve à la maison un véritable précepteur privé. Ses parents
ont la disponibilité horaire, le savoir et l’expérience qui leur
permettent d’intervenir efficacement pour redresser une situation
tangente. Ils connaissent les ‘règles du jeu’ scolaire; ils savent
par exemple maîtriser la subtile dialectique du rapport aux ‘cotes’
(ou comment expliquer à son enfant qu’ ‘il ne faut pas étudier pour
les points’, tout en surveillant ceux-ci de très près…). Bref, ils
apportent à leurs enfants ce qui manque si terriblement aux autres:
un encadrement personnalisé, une aide individualisée, attentive,
compétente et permanente.
Dans les mécanismes de
l’inégalité sociale à l’école, ces deux aspects sont à mon sens
également importants: la motivation et l’encadrement.
Agir sur la motivation:
un choix personnel
Nous ne pouvons agir
sur la motivation que par le discours que nous, enseignants, osons
tenir aux jeunes qu’on nous confie. On en revient alors aux missions
de l’école. Si nous leur parlons d’employabilité, nous leur mentons
et ils le savent. Si je dis à un élève: travaille pour avoir une
chance de décrocher un emploi, je lui dis en réalité: essaie de
faire mieux que ton voisin, sinon c’est lui qui aura le job. Si
nous leur parlons de démocratie, ce n’est guère plus convainquant,
on l’a vu. Pour remotiver les enfants d’origine populaire, ces gosses
souvent violents que l’école dégoûte et qui nous le font bien sentir,
je ne vois qu’une issue. C’est de leur montrer que l’école peut
les aider à réaliser ce dont ils ont réellement besoin, ce dont
ils ont profondément envie: ‘tout f… en l’air’. Mais efficacement
et intelligemment ! ‘Oui, tu as raison de cracher ta haine
de ce monde désolant. Mais tu as tort de te croire trop idiot pour
imaginer mieux, pour bâtir autre chose. Ou plutôt, tu n’es idiot
que parce que tu ne sais rien. Prends la peine d’apprendre, étudie,
instruis-toi, lis beaucoup, suis tes cours, même chez les profs
que tu détestes. Et plus tu progresseras, plus tu te sentiras capable
de faire mieux, d’être plus efficace que de casser un carreau ou
de crever les pneus du directeur. Mais surtout n’oublie jamais que
tu n’es pas là pour t’en sortir seul, pour ‘réussir’ dans ce monde,
pour ‘arriver’. Si je t’instruis, si je prends la peine de te parler
et de t’écouter, c’est parce que je compte sur toi pour qu’on s’en
sorte tous. Ensemble’.
C’est un discours difficile
à tenir, surtout sans démagogie, sans concessions. Ici, disons le
clairement, le refinancement de l’enseignement ne peut rien faire
ou pas grand chose. Cela ne dépend que de notre choix et de notre
courage. C’est d’ailleurs un discours qui ne se tient pas qu’avec
des paroles: il s’agit tout autant, dans les actes quotidiens de
notre enseignement, dans le choix d’un exemple, dans la façon d’interpréter
ou de compléter un programme, dans l’initiative d’une visite extrascolaire
et même dans l’exemple que nous donnons aux élèves de notre propre
engagement, il s’agit de mettre constamment en avant le sens social
du savoir, sa force révolutionnaire.
La place du refinancement
Mais la meilleure motivation
ne peut résister à l’accumulation d’échecs scolaires. Pour éviter
ces échecs, pour garantir que chaque élève suive, il n’y a que deux
solutions: soit on abaisse les exigences (moins de matière, moins
de devoirs, moins de leçons…) soit on permet à chacun de disposer
de l’encadrement individualisé dont seuls quelques-uns jouissent
aujourd’hui à la maison.
La première solution
n’en est pas une. Elle pousse les parents qui en ont les moyens
à rechercher, hors de l’école, de quoi compenser ce qu’ils perçoivent
à juste titre comme une ‘baisse de niveau’. Cela ne fera donc qu’aggraver
le fossé scolaire entre les enfants d’origines sociales inégales
en poussant à la privatisation de l’enseignement.
Il faut donc augmenter
et améliorer l’encadrement. Diminuer le nombre d’élèves dans les
classes, surtout dans l’enseignement primaire; prévoir du personnel
qualifié pour assurer des guidances personnalisées en dehors des
heures de cours; faire réaliser les devoirs à l’école avec une aide
individualisée; permettre aux maîtres, professeurs et éducateurs
d’avoir des temps de concertation, de préparation, de guidance et
de recyclage; améliorer la formation des enseignants; assurer une
véritable gratuité pour les fournitures scolaires et les activités
hors cours; organiser des activités gratuites durant les vacances:
stages, voyages, sports…; doter tous les établissements du matériel
didactique nécessaire, d’une bibliothèque, de locaux accueillants
et de personnel d’entretien en nombre suffisant; éviter les écoles
mammouth.
Tout cela coûte cher.
Une rapide estimation montre qu’il faudrait plus de 100 milliards
de FB (2,5 milliards d’Euro) pour réaliser un tel programme en Belgique.
C’est beaucoup, mais c’est une question de choix, car l’argent existe
comme on le lira par ailleurs.
Que l’on compare les
conditions d’enseignement d’un enfant de 8, 12 ou 14 ans avec les
conditions de formation des cadres d’entreprises: groupes de 6 maximum,
locaux luxueux, formateurs disposant de matériel et de temps… Alors
qu’est-ce qui prime ? Former un vendeur de GSM ou apprendre
l’histoire aux ouvriers de demain ?
Voilà précisément où
se situe le choix.
(extrait de "Misère
de l'école", Aped, Bruxelles, 1999)
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