Appel pour
une école démocratique
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(Extrait de École démocratique n°7, juillet-septembre 2001)
Renégociation de l'AGCS
Six
raisons de redouter
des menaces précises sur l'éducation
En écrivant une lettre
ouverte au Directeur général de l'UNESCO (L'Humanité du 25 septembre)
pour lui faire part des menaces sérieuses que fait peser sur le
droit à l'enseignement l'Accord Général sur le Commerce des Services
(AGCS), nous n'étions pas inspirés par la peur, comme le laisse
entendre le secrétaire d'État au Commerce, F. Huwart (L'Humanité
du 2 octobre). Ayant pris connaissance des textes négociés dans
le secret et ratifiés dans l'indifférence ou la connivence, refusant
de nous laisser endormir par les propos lénifiants des gouvernants
et de la Commission Européenne et scrutant ce qui se négocie vraiment
au siège de l'Organisation Mondiale du Commerce à Genève, il était
devenu évident pour nous qu'un cri d'alarme s'imposait. Il y a en
effet urgence pour les citoyens, dont le mandat confié aux gouvernants
est sans cesse outrepassé, de s'approprier le débat sur leur avenir
dans des matières aussi importantes que l'éducation, la culture
ou la santé.
L'éducation est-elle
vraiment en passe d'être soumise aux lois du marché? «Non, disent
les gouvernements des Quinze et la Commission Européenne. Nous l'avons
protégée.» Pour rester poli, je me contenterai de répondre qu'ils
affirment la chose qui n'est pas. Point n'est besoin d'invoquer,
comme le fait M. Huwart, d'hypothétiques malentendus. Les textes
parlent d'eux-mêmes. Et si les mots ont encore un sens, ils ne souffrent
pas d'interprétations divergentes. La libéralisation de l'éducation
est programmée.
Mais, tout d'abord, rappelons
ce dont il s'agit. Il s'agit tout d'abord d'un droit fondamental:
celui de l'accès libre et égal pour tous à l'éducation. Un droit
proclamé dans un grand nombre d'instruments juridiques internationaux;
un droit dont la mise en œuvre tarde encore dans nombre de pays,
en particulier dans les pays du Sud, mais également, au nom de la
libre concurrence, dans des pays comme les États-Unis. Mais il s'agit
aussi d'une activité dont le poids économique est considérable.
En effet, la mise en uvre de ce droit mobilise aujourd'hui plus
de mille milliards de dollars en dépenses publiques. L'éducation
publique rassemble plus de 50 millions d'enseignants et plus d'un
milliard d'élèves répartis dans des centaines de milliers d'établissements
scolaires. Qui s'étonnera, dès lors, qu'à l'OMC, on ne parle plus
que de «marché de l'éducation? »
Pour mettre en uvre
les principes qui fondent l'éducation publique, les gouvernements
ont, au fil du temps, pris des dispositions variées relatives aux
subventions, aux critères de délivrance des diplômes, aux habilitations
à délivrer un enseignement, à la protection de certaines spécificités
sociales et culturelles, parfois même au monopole de l'enseignement
public, etc. Toutes ces dispositions sont dès à présent considérées
comme des «exemptions», tolérées pour un temps dans le processus
de la libéralisation des services, car ces dispositions constituent
des «obstacles au commerce».
Pour six raisons au moins,
il faut considérer que, désormais, l'éducation publique, instrument
de réalisation du droit fondamental rappelé plus haut, est dans
la ligne de mire des tenants du néolibéralisme aux commandes au
sein de la Commission Européenne et de l'OMC.
- Première raison:
la caractère évolutif de l'AGCS signé en 1995. Cet accord, à la
différence de beaucoup de traités internationaux, ne constitue
pas un aboutissement, mais bien un point de départ. Son article
XIX précise en effet que «les Membres engageront des séries de
négociations successives, qui commenceront cinq ans au plus tard
après l'entrée en vigueur de l'Accord sur l'OMC et auront lieu
périodiquement par la suite, en vue d'élever progressivement le
niveau de libéralisation. () Le processus de libéralisation progressive
sera poursuivi à chacune des négociations ().» Ce caractère ininterrompu
du processus de libéralisation enlève toute garantie de voir un
secteur du domaine des services lui échapper à terme. Ce qui n'aura
pas été libéralisé aujourd'hui pourra l'être demain, dans le cadre
du même traité. Et même au-delà de celui-ci, si on se réfère au
document déposé à l'OMC, le 13 juillet dernier, par la mission
américaine qui affirme, évoquant les restrictions actuellement
autorisées: «Notre défi est d'accomplir une suppression significative
de ces restrictions à travers tous les secteurs de services, abordant
les dispositions nationales déjà soumises aux règles de l'AGCS
et ensuite les dispositions qui ne sont pas actuellement soumises
aux règles de l'AGCS et couvrant toutes les possibilités de fournir
des services.»
- Deuxième raison:
l'AGCS n'offre aucune garantie qu'on ne touchera jamais à l'éducation.
Il est vrai qu'une réserve est inscrite dans le texte (article
I): l'AGCS ne s'applique pas aux «services fournis dans l'exercice
du pouvoir gouvernemental», c'est-à-dire «tout service qui n'est
fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un
ou plusieurs fournisseurs de services.» Mais quel est le pays
où un enseignement privé ne concurrence pas tout ou partie de
l'enseignement public? La majorité des pays ont des systèmes éducatifs
hybrides. Cette réserve est donc inopérante dans le domaine de
l'éducation.
- Troisième raison:
dès à présent - et depuis 1998 – dans les documents de travail
préparés à l'OMC, l'éducation est traitée comme un marché divisé
en cinq secteurs: enseignement primaire, enseignement secondaire,
enseignement supérieur, enseignement aux adultes et autres services
d'enseignement. Le terrain est préparé pour la conquête par les
entreprises privées de services. L'OMC les invite d'ailleurs à
fournir, pays par pays, la liste de tous les obstacles à la libre
concurrence qu'ils soient législatifs ou réglementaires, nationaux,
régionaux, provinciaux, départementaux ou locaux.
- Quatrième raison:
on observe depuis une dizaine d'années une tendance soutenue à
la commercialisation de l'éducation. Le discours dominant présente
de plus en plus souvent ce secteur, jusqu'ici considéré comme
un service public, comme un marché où très légitimement les grandes
entreprises privées de services seraient fondées à faire du profit.
Dans plusieurs pays d'Asie, l'importation de services d'éducation
s'est généralisée. En 1996, elle représentait 58% des exportations
américaines dans ce secteur.
- Cinquième raison:
le contrôle qu'un grand nombre de pays industrialisés ont voulu
garder sur le secteur éducatif, en 1995 à la signature de l'AGCS,
fléchit sérieusement si on s'en réfère, par exemple, à certaines
propositions avancées par le gouvernement canadien.
- Sixième raison:
l'attitude de la Commission Européenne, véritable fer de lance
de la croisade néolibérale. En 1995, elle s'est engagée pour 12
des 15 pays (l'Autriche, la Finlande et la Suède ont refusé d'entrer
dans ce mécanisme) à ne pas imposer de nouvelles mesures qui restreindraient
l'accès au marché dans quatre des cinq secteurs du «marché de
l'éducation.» En échange de quoi, ces secteurs sont momentanément
protégés. Jusqu'à révision des engagements et des exemptions qu'ils
impliquent. Une nouvelle étape a été franchie en 1998, lorsque
la Commission Européenne a signé avec les États-Unis un accord
sur «le partenariat transatlantique» qui, dans le domaine des
services, stipule que les États-Unis et l'Union Européenne négocieront
des accords afin de «parvenir à un engagement général en faveur
de l'accès inconditionnel au marché dans tous les secteurs.» Depuis
le début de cette année, sans que les gouvernements des États
membres - et encore moins les parlements - en aient débattu, la
Commission dépose à l'OMC des «notes informelles» qui engagent
l'Union Européenne dans un processus de libéralisation progressive
des services en ce compris l'éducation.
Quand donc rappellera-t-on
à Romano Prodi et à Pascal Lamy les articles 149, 150 et 151 du
Traité instituant la Communauté européenne qui imposent aux institutions
européennes de «respecter pleinement la responsabilité des États
membres pour le contenu de l'enseignement et l'organisation du système
éducatif ainsi que leur diversité culturelle et linguistique» et
qui excluent du champ de compétence de ces institutions, dans le
domaine de l'éducation et de la culture, «toute harmonisation des
dispositions législatives et réglementaires des États membres.»
Dr Raoul Marc Jennar
Marc Jennar est politologue,
chercheur auprès d'Oxfam-Solidarité (Belgique) et de l'Unité de
Recherche, de Formation et d'Information sur la Globalisation (URFIG),
promoteur de la «lettre ouverte au Directeur général de l'UNESCO».
Cet article a été publié dans «L'Humanité», Paris, 12 octobre 2000
et a été reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.
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