Interview de Marcel Rufo dans MAIF Infos


Page précédente

Imprimer cette page
(ou allez dans "Fichier" puis "Imprimer")


“Tout se joue toujours, l’enfance n’est jamais finie”

Installé à Marseille où il exerce notamment au CHU de la Timone et de
Sainte-Marguerite, ce méditerranéen, professeur en pédopsychiatrie, est reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes de l’enfance et de l’adolescence. Il livre aux lecteurs de MAIF infos quelques réflexions, compilation de 35 ans de pratique. Animé par un étonnant bon sens, il a dans le regard toute la lumière de l’enfance. Rencontre avec Marcel Rufo.


MAIF infos : Quelle est la place de l’enfant aujourd’hui dans la cellule familiale ?
Marcel Rufo : Les spécialistes du bébé ont transformé l’attitude des parents. Les parents croient actuellement qu’il est plus important de comprendre que d’éduquer. Or, à force de chercher à trop comprendre, la tolérance a un effet pervers ; celui de faire naître l'intolérance chez celui à qui on a offert trop de laxisme. À l’adolescence, les jeunes sont d’autant plus casse-pieds qu’ils ont été trop écoutés lorsqu’ils étaient petits. Les parents disent souvent avec regret : “Qu’est-ce qu’il était agréable lorsqu’il était petit."

Notre société, en idéalisant l’enfant, n’a-t-elle pas tendance à diaboliser l'adolescent ?
MR :
En effet, et pourtant l’ado n’est pas différent d’avant. Il est dans son rôle, provocateur, discutant, remettant en cause les structures parentales de la société. L’être humain fonctionne par des moments de crises et celle de l’adolescence est incontournable, il faut faire attention à bien la gérer pour offrir au jeune un avenir à la sortie de cette période. Ce n’est pas parce qu’un ado fait un tas de bêtises qu’il ne va pas avoir une belle vie.

Où se situe la limite de la tendresse ?
MR :
La tendresse ne doit pas être exhibitionniste, elle doit être pudique. Il y a des tendresses exhibitionnistes qui sont de l’érotisation. Aller voir son enfant qui dort ne nécessite pas forcément de lui faire un bisou. Il dort bien, a l’air rassuré avec son doudou, pas besoin de poser ses lèvres sur son front, c’est quelque chose en trop. Je viens de finir un bouquin où je commence par l’histoire de mon père qui était quelqu’un de pudique. Il ne m’a jamais manifesté sa tendresse, et pourtant, je suis persuadé de la force de ses sentiments. Ma mère était beaucoup plus démonstrative. Je suis moins convaincu, avec du recul, de la qualité de sa tendresse excessive que de la réserve pudique de mon père.

Faut-il tout dire à son enfant ?
MR :
Ne pensez-vous pas qu’on se soigne aujourd’hui avec son enfant ? Nous voudrions tellement qu’il ait l’enfance parfaite que l’on n’a pas eue que nous projetons sur lui des bêtises qui viennent de notre propre enfance. Une fois que l’on a compris que notre enfant n’est pas notre thérapeute, on lui parle un peu moins et on le respecte un peu plus.
Dire à son enfant qu’il est né par fécondation in vitro, que son oncle est homosexuel, cela n’a aucun intérêt. Il le découvrira tout seul, sans être affecté par une découverte qui pourrait le gêner dans son développement sexuel. Les enfants sont des chercheurs de secrets, une fois qu’ils les ont découverts, ils les gardent pour eux.

À quel stade comportemental peut on justifier l’entrée d’un jeune en psychothérapie ?
MR :
Un ado qui bougonne, on s’en fiche. Mais si en plus, il présente des troubles du sommeil, refuse d’aller au collège, s’il a des conduites à risques et une image de lui négative, là il faut agir. Il n’y a pas un signe, mais un faisceau de signes.

Pensez-vous, comme certains psychiatres que tout se joue avant 6 ans ?
MR :
La petite enfance est une merveilleuse période de développement. Le langage, l’affectivité, la motricité, s’organisent entre 2 et 3 ans. Mais tout se joue toujours, l’enfance ne se termine jamais. Vous vous rendez compte comme c’est terrible de dire à des parents, “tout se joue avant 6 ans!” Un enfant qui a fait une mauvaise scolarité dans le primaire garde toutes ses chances dans le secondaire.

Vos plus jeunes patients sont âgés de quelques semaines, comment intervenez-vous auprès de ces nourrissons ?
MR :
Nous travaillons avec les parents, le nourrisson présent. L’enfant n’existe pas sans ses parents. Le nourrisson est un personnage immédiatement actif dans la cellule familiale. Mais, contrairement aux idées reçues, le bébé n’est pas une personne, il est en train de le devenir. C’est un récepteur, émetteur d’une qualité extraordinaire. Un bébé dont la mère est déprimée va être plus réceptif qu’un nourrisson dont la mère va bien.
Les parents qui vont mieux auront un bébé présentant moins de troubles du sommeil, moins de manifestations cutanées.

Est-ce une erreur que de dormir avec son enfant ?
MR :
On fait ce que l’on peut avec un enfant qui a des troubles du sommeil. Dormir avec un petit qui a peur, c’est normal. Mais il ne faut pas tomber dans la chronicité. Winnicott disait “Un enfant saisi sous un gros orage, la nuit, dans les rues de Londres et qui n’aurait pas peur, n’est pas un enfant sain." Il a raison.

Est-ce une chance d’avoir une fratrie ?
MR :
C’est bien d’avoir des frères et sœurs parce que cela permet de garder des souvenirs d’enfance en commun. Une étoile filante vue ensemble, une chute de neige à Noël, c’est irremplaçable. Maintenant, le biologique fraternel n’implique pas forcément la bonne relation. Ce n’est pas avec les gènes que l’on fait la famille. Les ressemblances n’impliquent pas l’amour.
En tant que fils unique, j’ai rêvé, j’ai mis en scène des frères et sœurs hypothétiques, j’ai sublimé un frère que je n’aurai jamais. Le conseil que je donne aux enfants uniques, c’est d’avoir un ami.

Quelle attitude adopter avec un enfant dit précoce ?
MR :
Il faut faire attention à la tendance actuelle qui tend à généraliser la précocité.
“Il a douze ans, il ne sait pas lire, il est instable à l’école, est-ce que cet enfant ne serait pas précoce?” Dès qu’un enfant dévie, il est possiblement précoce. Certes, il existe véritablement des enfants plus intelligents que d’autres, qui accèdent à la connaissance plus rapidement. La qualité de ces enfants est de s’adapter à l’école, aux enseignants et non pas de se mettre en difficultés. Ce qui compte, ce n’est pas leur précocité, mais le risque de désadaptation. Car en effet, quel est le danger d’être un bon élève ?
Il est préférable de ne pas stigmatiser l’enfant précoce comme un être singulier. L’enfant précoce va être dans l’obligation de tout réussir. Il est moins que certain qu’avec de bons moyens intellectuels, on réussisse tout. Je connais bon nombre d’enfants très intelligents qui ont échoué. La précocité stigmatise l’enfant. Je penche pour qu’on le laisse dans sa tranche d’âge. Qu’il fasse en dehors de l’école, des activités extrascolaires, de la musique, des échecs, du sport, du théâtre... ce qu’il a envie de faire. La précocité est un concept risqué, les parents ont peur d’avoir un enfant précoce. Avoir un enfant plus intelligent que soi, c’est un problème majeur.

Donne-t-on aux enseignants les moyens de jouer un rôle dans le développement de l’enfant ?
MR : Tant que les enseignants auront 25 enfants par classe, ils ne pourront rien faire. Par exemple, si l’on s 'intéresse à la scolarité précoce des petits à 2 ans, il faut une puéricultrice, un éducateur et un enseignant pour 10 enfants. Dans ces conditions, l’école peut remplir son rôle de prépa de maternelle, un peu comme les prépas aux grandes écoles. Si l’école devient un lieu de gratuité par rapport aux crèches, alors, je dis non. Ne donnons pas à l’Éducation nationale une mission qui n’est pas la sienne. Le problème est encore plus sensible au collège. La notion de collège unique se discute. Il faut un collège prolongé pour tous, afin de faire récupérer le plus possible les prérequis que les enfants n’ont pas eus dans le primaire. L’hétérogénéité des classes doit permettre à l’enfant d’avoir confiance en son avenir. Devenir un super boulanger, c’est aussi bien que de devenir un super énarque. Retrouver du narcissisme dans la beauté des métiers, ça me paraît somptueux. Mais il faudra que philosophiquement les enseignants fassent un pas dans ce sens.
Je suis un fan de l’école, j’ai été sauvé par l’école. Issu d’un milieu ultra modeste et sympa, mes parents étaient marchands des quatre saisons. L’école m’a permis d’arriver à la connaissance.

La MAIF organise des colloques sur le thème de l’intégration scolaire du jeune handicapé. Que vous inspire cette initiative ?
MR :
C’est génial. Je trouve très intéressant le courant actuel qui consiste à intégrer des enfants handicapés au sein de la cité, de l’école. Discuter du handicap, c’est une preuve extraordinaire que la peur, la honte du handicap reculent. J’espère que les enfants qui sont en classe avec des petits handicapés seront moins “couillons” que nous et qu’ils auront compris ce qu’est la différence. L’intégration a aussi ses limites, je trouve également intéressant de scolariser un enfant moins adaptable, par exemple à temps partiel, avec un institut médicospécialisé.

Quelle est votre recette pour être un bon pédopsychiatre ?
MR :
Il faut garder une névrose infantile active. Qu’est-ce qui nous protège de notre dépression ultérieure ? Garder une âme d’enfant et des souvenirs d’enfance. Pédopsychiatre, c’est un métier super, car comme diraient les ados “T’es jamais fini”. Je vais vous raconter une histoire : l’autre jour, une maman arrive à ma consultation avec son bébé qui a des troubles du sommeil. Elle me raconte que son mari est malade. Elle est séparée de lui et, depuis, son petit garçon dort avec elle. Je lui explique qu’il ne faut pas qu’elle tombe dans le piège que ce gosse lui tend, de remplacer le père disparu. Elle comprend bien. “Vous vous souvenez de moi ?” me demande t-elle à la fin de la consultation. “Béatrice B.” Je me la rappelle en effet très bien, c’était une de mes patientes à son adolescence. “Je peux vous dire quelque chose, monsieur, c’est que vous avez fait beaucoup de progrès en pédopsychiatrie.” Voilà comment on devient psychiatre, en faisant un tas de bêtises. Il ne faut pas avoir peur ni de ses patients ni de soi. Il faut se dégager de ça pour être en situation d’écoute, de bienveillance, d'empathie. La clé est d’avoir également à l’esprit que le psy sert, quand il ne sert plus. Et puis, en traduisant Winnicott* en marseillais, on peut faire une carrière...


* Donald W. Winnicott (1896-1971) : Pédiatre et psychanalyste britannique, a apporté à la psychanalyse une bouffée d’air pur là où la pratique clinique particulière fait souvent perdre de vue les réalités quotidiennes de la vie.

 

Pour en savoir plus

• Si bébé pouvait parler, Rufo Cohen, Nathan 1989
• Comprendre l’adolescence, Hachette 1999
• Œdipe toi même, Hachette 2000
• Frères et sœurs, une maladie d’amour, Fayard 2002
• Tout ce que vous ne voudriez jamais savoir sur la sexualité de vos enfants,
Anne Carrière, octobre 2003