L'éducation préscolaire:
comment accueillir les tout-petits
Agnès
Florin
"Le premier
"collectif" de l'enfant est sa famille. L'école est un
autre collectif, qui ne doit pas être laissé au hasard d'un
simple rassemblement." (H. Wallon)
1. Des
données générales sur les modes de garde
En France, bien que
l'école maternelle ne soit pas obligatoire, la quasi-totalité
des enfants, à partir de 3 ans, est scolarisée. De plus, environ
35% des enfants de 2 ans vont à l'école; ils n'étaient que 13%
il y a 25 ans. La plupart des autres sont gardés à la maison,
par une assistante maternelle à son domicile, ou vont à la crèche.
La scolarisation précoce est en augmentation. Le taux serait
encore plus élevé si toutes les écoles étaient en mesure
d'accueillir tous les enfants de 2 ans dont les parents souhaitent
la scolarisation. Accord donc entre les souhaits des parents et
les orientations de l'institution: cela mérite d'être souligné.
Pourquoi un tel accord? Et les enfants, comment en bénéficient-ils?
2. Pourquoi développe-t-on
la scolarisation précoce?
Les résultats d'une
enquête réalisée auprès de 150 familles et publiée en 1988 (Arrighi-Galou)
indiquent diverses raisons, et notamment: l'indisponibilité de la
mère, l'attirance de l'enfant pour l'école, la renommée de l'école
maternelle. Toujours d'après cette enquête, les parents
expriment des attentes vis-à-vis de l'école à 2 ans: socialiser
les enfants (31%); faciliter leur développement (23%); séparer
l'enfant du milieu familial (12%); élargir son univers (11%);
favoriser son adaptation au milieu scolaire (9%); le rendre plus
autonome (6%), lui apprendre à parler (5%) ou le discipliner
(3%). Ce sont principalement les familles de classe sociale aisée
qui valorisent la scolarisation précoce.
Le Ministère de l'Education
Nationale favorise la scolarisation à deux ans parce qu'elle
augmenterait les chances de réussite dans le système scolaire.
Mais, jusqu'à présent, on n'a guère pris la peine d'évaluer de
façon précise le bénéfice éventuel que les enfants retirent
de la scolarisation précoce. Les rares études disponibles
indiquent des effets limités ou nuls sur le développement
cognitif des enfants à moyen terme, c'est-à-dire 2 ans après
l'entrée à l'école (Baudonnière,1990), ou à plus long terme,
à l'entrée à l'école primaire (Jarousse, Mingat & Richard,
1992), lorsqu'on contrôle le milieu familial des enfants. En
d'autres termes, la scolarisation précoce ne semble pas jouer le
rôle de compensation qu'on lui prête souvent.
Nous coordonnons à
Nantes plusieurs études sur la scolarisation précoce, ses effets
et la spécificité des modes de garde (Bernoussi, Florin, Khomsi,
1994 et 1995). Nos résultats, pour certains d'entre eux
provisoires, vont plutôt dans le sens des études
précédentes.
Bref, à l'heure
actuelle, on n'a guère mis en évidence des effets de la
scolarisation précoce, ce qui n'empêche pas le Ministère de
l'encourager depuis plusieurs années, allant ainsi dans le sens
de ce que souhaitent de plus en plus de parents. Il doit donc y
avoir quelques raisons...Certains auteurs pensent que la
scolarisation précoce présente pour le Ministère un meilleur
rapport "coût-efficacité" qu'une action de réduction
de la taille des classes dans le primaire, par exemple. Mais il
faut élargir un peu la perspective pour mieux comprendre cette
question, en la replaçant dans la problématique générale de la
réussite et de l'échec scolaire. Sans entrer dans un développement
que la longueur de ce chapitre ne permet pas, il apparaît nécessaire
pour des parents de préparer le plus tôt possible la réussite
scolaire de leurs enfants, compte tenu de l'enjeu pour l'avenir
professionnel, par ailleurs incertain. D'où l'intérêt
grandissant (voire la pression?) pour les apprentissages précoces
de la lecture, d'une langue étrangère...etc. La scolarisation
participe de ce phénomène: elle constitue une réponse que la
société se donne pour répondre à ses propres craintes, quitte
à vérifier la pertinence et l'efficacité de la réponse plus
tard...
3. Et les enfants?
Et les enfants dans
tout cela? Comment vivent-ils cette scolarité précoce? Que leur
apporte-t-elle à court terme? A long terme? Comme je l'ai dit,
nous avons plus de questions que de réponses sur ces sujets.
D'après une étude étho-psychologique sur 28 enfants entre 2 et
3 ans issus de classe moyenne (Arrighi-Galou, 1988), pour moitié
élevés à la maison et pour moitié à l'école, on peut relever
certaines différences d'attitudes et d'activités entre les
deux groupes.
B. Zazzo (1982) a
montré que, pour la majorité des enfants, quel que soit leur âge,
l'entrée à l'école est une dure expérience, une sorte de
"solitude en commun" , la rupture d'un équilibre qu'ils
ne retrouvent que lentement. Pour les plus jeunes, le temps de réadaptation
est plus long. Quel que soit l'âge d'entrée des enfants, ils réalisent
des progrès considérables en cours d'année, dans les contacts
avec les autres, la communication
verbale, l'accroissement et la diversification des jeux.
Il faut rappeler
qu'un enfant de 2 ans, ce n'est pas un enfant de 3 ans (Florin,
1995a): il existe de grosses différences entre les deux, dans les
aspects langagiers, sociaux, cognitifs, affectifs et l'évolution
est importante au cours de cette année-là. Pour G. Delaisi de
Perceval (psychanalyste), "à 2 ans, l'enfant est en état de
prématurité sociale, parce qu'il a encore des difficultés à maîtriser
ses relations avec l'adulte. Et pour lui, passer d'un seul coup de
la catégorie "puériculture" (famille, crèches,
nourrices) à la catégorie "enseignement" représente
une grande rupture".
D'une manière générale,
les quelques études dont nous disposons ne permettent pas de
donner des réponses tranchées; on peut dire que les progrès réalisés
par l'enfant dépendent non seulement de l'école, mais aussi du
monde d'où il vient, de ses expériences antérieures, de sa
maturité, sans qu'on puisse dire quel est le poids de ces différents
facteurs. Mais on ne peut pas raisonner uniquement en terme de réussite
scolaire: un enfant ne se réduit pas à son activité d'élève,
s'il était besoin de le rappeler.
Entrer à l'école à
2 ans représente aussi un forcing pour certaines familles: il
faut qu'il soit apte, "propre" au moment prévu pour
l'entrée à l'école (on accepte rarement les enfants avec des
couches dans les maternelles). Et les mois précédant la
scolarisation peuvent devenir une période de dressage, dont on
peut penser qu'elle laissera des traces pendant une période plus
ou moins grande de la vie. L'engrenage de la performance risque de
commencer bien tôt pour certains... si les tout-petits doivent
s'adapter à une école qui, malgré ses qualités, n'a pas été
organisée pour eux.
4. Ecole
maternelle et autres modes de garde: des différences et des
talents partagés
Un autre aspect de
nos recherches sur la scolarisation précoce est celui des
comparaisons entre différents modes de garde, afin de dégager
des spécificités de l'école maternelle dans son offre d'éducation,
non pas à partir des textes officiels, mais à partir des
fonctionnements réels et quotidiens, tels que nous pouvons les
observer. Il s'agit d'études de cas, par observation directe des
comportements des adultes et des enfants
de 2 à 3 ans.
Plusieurs études,
limitées pour l'instant, certaines réalisées à Nantes,
d'autres à Tours, semblent indiquer une différence dans
l'intensité des comportements relationnels (Tours) et langagiers
(Poitiers) entre crèches et maternelles, au bénéfice des crèches.
Est-ce lié à une expérience préalable de la vie en collectivité
pour les enfants de crèche? ou à la taille du groupe dans lequel
évolue l'enfant, plus limitée dans les crèches? Pendant les
moments de langage, les enfants prennent plus souvent la parole en
crèche, y compris de leur propre initiative, qu'en maternelle;
ils ont moins de comportements de repli sur soi.
D'autres comparaisons
sur le tutorat exercé par l'adulte (mères, éducatrices de crèches,
institutrices d'école maternelle) avec des enfants de 27 à 36
mois, au cours d'une activité graphique indiquent également des
similitudes, mais aussi des différences dans l'organisation des séances,
le comportement des adultes et celui des enfants, ainsi que dans
leurs productions graphiques (Florin
et al., à paraître).
Ces résultats
doivent être prolongés avec des observations plus nombreuses, et
avec d'autres thèmes. Ils servent de base à des échanges
et des réflexions communes entre personnel des écoles
maternelles, des crèches et les assistantes maternelles, en vue
d'améliorer l'accueil des tout-petits.
5. Quel rôle et
quels moyens pour l'accueil des tout-petits?
En discutant avec des
enseignantes qui accueillent des enfants de 2 ans dans des classes
de ZEP (Zones d'Éducation Prioritaire), on s'aperçoit que le rôle
de l'école maternelle est peut-être en train de se modifier. L'
école maternelle, c'est, pour une partie des enfants, au moins un
repas complet assuré dans la journée; c'est aussi apprendre à
monter un escalier, ce qu'ils n'ont pas eu l'occasion d'exercer
avant, passant de l'appartement à la poussette et inversement, et
bien d'autres gestes quotidiens, ce que des enseignantes résument
par la formule "il nous faut les apprivoiser" . C'est
souvent la seule solution de prise en charge. Le rôle des
enseignants s'élargit, dans des dimensions de plus en plus
sociales et on voit des actions concertées se développer sur des
quartiers, avec le centre social, diverses associations socio-éducatives
prenant en charge à la fois l'éducation des enfants et le
soutien aux familles. Est-ce le problème de l'Education Nationale
de fournir la solution de la scolarisation à 2 ans aux parents
qui n'ont pas les moyens d'assurer autrement la garde de leurs
enfants, compte tenu des offres d'éducation préscolaire
actuelles? Je suis prête, personnellement, à soutenir que oui,
mais cette question n'a pas été réellement débattue et on
laisse les choses se faire, en fonction des bonnes volontés
individuelles et des encouragements émanant de la cité.
Il faut développer
une réelle politique de l'accueil des enfants de 2 ans, qui
permette de les accepter et de les respecter tels qu'ils sont,
selon leur état de maturation physiologique et psychologique:
- aménager des
formations communes entre les professionnels de la petite
enfance (écoles crèches, haltes-garderies, centres de
loisirs, ...etc.);
- aménager l'entrée
à l'école et les rythmes de vie: échelonner la rentrée
scolaire, procéder à une familiarisation progressive avant
la rentrée et après, gérer le temps de façon souple et
adaptée;
- aménager les
locaux pour répondre à leurs besoins de mouvements, de jeux
au sol, de coins douillets; concevoir un espace à leur échelle
pour les volumes, les hauteurs, les sons, la lumière;
- adapter les
contenus pour permettre à la fois des activités d'ateliers
et des activités de manipulation (avec l'eau, le sable...);
- individualiser les
moments consacrés aux repas, au sommeil, à l'hygiène;
- éviter de changer
de lieu, ce qui fait perdre les repères;
- permettre d'accéder
en permanence à tous les lieux, pour pouvoir se différencier
de l'autre ou au contraire le rencontrer et l'imiter;
- plus généralement,
favoriser, voire susciter la communication,
verbale et non-verbale entre les enfants, entre les enfants et
les adultes.
Des propositions intéressantes
existent dans ce domaine dans différents ouvrages pédagogiques
(cf. par exemple Pradel, 1994).
Si la scolarisation
à 2 ans doit se généraliser, il faut s'en donner les moyens,
avec des effectifs allégés et un personnel plus nombreux. Ceci
ne signifie pas qu'il faut transformer les écoles en crèches;
les deux lieux d'accueil ont des structures différentes, des
objectifs différents. Les crèches ont évolué; l'école
maternelle, compte tenu de sa qualité, a les moyens de s'ajuster
à cette nouvelle mission. Mais avant de donner un coup d'accélérateur,
il serait plus prudent de développer nos connaissances sur les
effets à court et à long terme d'une scolarisation précoce généralisée.
Sinon qui paiera les éventuels pots cassés?
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