Introduction
Peu
nombreux étaient sans doute celles et ceux qui
connaissaient le nom même de l'Organisation mondiale
du commerce quand, il y a un peu plus de quatre ans,
José Bové et quelques-uns de ses amis « démontaient »
le MacDo de Millau. C'était le 12 août 1999.
La
raison immédiate de cette action résume ce qui reste
aujourd'hui comme alors une des motivations
importantes de la contestation de l'action de l'OMC :
les pouvoirs tout à fait exorbitants de cette
organisation, née en 1995, moins de cinq ans
auparavant. L'OMC a en effet la capacité, inconnue
jusqu'alors, de soumettre un grand nombre des décisions
que prend un gouvernement national à la censure d'une
structure dont les délibérations sont pour la
plupart secrètes.
Précisons-le
d'emblée : cette remarque n'a nullement pour
objet d'exonérer les gouvernements nationaux de leurs
responsabilités. On pourra le constater tout au long
de ce livre. Nous ne pensons pas qu'ils soient livrés
pieds et poings liés à quelque incontrôlable
organisme qui leur serait extérieur. Cette conception
existe certes et on peut lire beaucoup de textes
donnant l'impression que seule est mise en cause
l'activité des organismes internationaux. Mais si,
pour donner un exemple, Luc Ferry prépare aujourd'hui
une réforme de l'enseignement supérieur dont l'effet
principal sera de transformer les établissements
publics que sont les universités en entreprises
universitaires, c'est parce que le gouvernement le
veut bien. Et non pas parce que l'OMC le lui
imposerait à travers l'Accord général sur le
commerce des services (AGCS).
On
peut noter au passage que cette vision peut arranger
les autorités nationales, qui ne se privent pas d'en
jouer. À les en croire, ce ne seraient pas eux les
responsables, mais les contraintes venues de quelques
institutions financières internationales. Le plus
souvent, il s'agit du Fonds monétaire international,
de la Banque mondiale et, depuis une date récente, de
l'OMC. On oublie bien entendu de dire que si
l'argument vaut, ô combien, pour les pays économiquement
les plus faibles, il ne peut pas être invoqué pour
un pays comme la France, même s'il y a plus puissant
qu'elle dans le monde aujourd'hui. Avec d'autres pays
riches, elle siège en effet dans les Conseils
d'administration et autres instances de direction de
ces organisations. Elle peut donc parfaitement y faire
entendre sa voix. Elle l'a d'ailleurs fait, et chacun
s'en est félicité, à l'automne 1998 pour mettre fin
aux discussions sur le projet d'accord multilatéral
sur l'investissement (AMI)1 au sein d'un organisme
dont l'influence est parfois sous-estimée,
l'Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE).
De
façon plus générale, les contraintes économiques
ont été l'argument principal et parfois unique pour
justifier les inflexions des politiques économiques
vers davantage de libéralisme, préconisées à de
rares exceptions près par les gouvernements
successifs au cours des trente dernières années. Ce
furent parfois, de façon plus ciblée, l'Europe et
les critères de convergence économique du traité de
Maastricht. Puis, depuis le traité d'Amsterdam, c'est
le pacte de stabilité qui est appelé à la
rescousse, celui-là même qui est aujourd'hui remis
en cause par l'Allemagne et la France, incapables de
contenir leur déficit budgétaire. On tente à chaque
fois de faire croire que le gouvernement, plus précisément
la politique qu'il mène, n'y serait pour rien.
Cela
dit, la capacité de nuisance et le pouvoir de l'OMC
sont considérables. Et, à bien des égards, sans
commune mesure avec ceux d'organismes plus anciens
! L'impression prévaut, à juste titre, que les
décisions y sont prises en secret, par des personnes
échappant à tout contrôle démocratique et même à
tout contrôle quel qu'il soit.
Même
si l'on admet qu'un accord international empiète par
nature sur les prérogatives nationales, le cas mis en
lumière par José Bové et la Confédération
paysanne était un cas d'école à cet égard. À
l'origine, il y avait la décision prise par l'Union
européenne d'interdire l'importation de bœuf aux
hormones. On notera ici, mais on y reviendra, que
c'est l'Union européenne qui représente les pays
membres au sein de l'OMC, ce qui contribue d'ailleurs
à rendre plus difficile la compréhension des mécanismes
à l'œuvre dans le domaine du commerce international.
Cette interdiction prise au nom de la santé publique
et de la protection du consommateur, on parlait peu
encore de principe de précaution, était considérée
par les lobbies agricoles des États-Unis et du Canada
comme contraire à leurs intérêts commerciaux et aux
règles de l'OMC. Leurs gouvernements, relayant ainsi
leurs demandes, ont attaqué la décision européenne
devant le tribunal interne de l'OMC, l'Organisme de règlement
des différends (ORD). Le conflit a suivi son cours,
selon les mécanismes que l'on décrira plus loin.
Santé publique, donc, contre intérêts commerciaux.
Ou, ce qui est la caractéristique majeure de ce type
de situation, intérêt général des populations
contre intérêts particuliers des entreprises et de
leurs investisseurs.
Sans
doute ne faut-il pas être totalement dupe : manié
dans un contexte de guerre ou même seulement de
concurrence commerciale, l'intérêt des consommateurs
peut lui-même avoir partie liée avec des calculs économiques
qui ne disent pas leur nom. Il reste que le roquefort
des éleveurs de brebis de l'Aveyron se trouvait
interdit d'Amérique parce que l'Europe ne voulait pas
du bœuf aux hormones américain. Et ce n'était pas
une version moderne du conflit ancien, popularisé par
les westerns, des éleveurs d'ovins et de bovins, et
de l'opposition des uns aux clôtures érigées par
les autres. Mais le résultat d'un aspect parfaitement
intolérable du mécanisme de l'OMC : celle-ci ne
prononce certes pas directement de sanction, mais elle
autorise le pays qu'elle juge lésé à compenser la
perte qu'il estime avoir subie par des sanctions
commerciales, en l'espèce la surtaxation du roquefort
et d'une centaine d'autres produits. Ceux-ci peuvent
être choisis sans aucune référence directe au
conflit d'origine. On peut même imaginer qu'un pays
choisira de cibler des productions particulièrement
fragiles chez son adversaire, pour y déclencher une
crise sans commune mesure avec le conflit de départ !
Au-delà
de ses aspects purement commerciaux, l'affaire du
roquefort véhiculait une charge symbolique forte
: la nourriture du terroir et l'agriculture
« paysanne » contre les industriels de
l'agriculture et de l'agroalimentaire. On peut penser
que c'est cela qui est entré immédiatement et
profondément en résonance avec un certain nombre
d'angoisses largement partagées en France et dans le
monde.
Commencer
par ce rappel, c'est partir de la manière dont ces
questions ont été perçues dans l'opinion publique.
C'est effectivement à partir de l'été 1999 et, dans
la foulée, dans la préparation de la Conférence
ministérielle de l'OMC à Seattle qu'il y a eu prise
de conscience concrète de ce qu'une certaine forme de
mondialisation libérale de l'économie pouvait
vouloir dire pour le quotidien de tout un chacun et
pour le système de valeurs que l'histoire a légué
aux sociétés démocratiques.
Cela
ne veut évidemment pas dire qu'il n'y avait rien eu
avant. Pour nous en tenir au dernier grand cycle de négociations,
le cycle de l'Uruguay et sa conclusion par les accords
de Marrakech en 1994 sont certes passés à peu près
inaperçus si on s'en tient aux échos dans l'opinion
publique ou… à la très faible participation des députés
et sénateurs au débat parlementaire précédant la
ratification du traité final. Mais, déjà, le monde
de la culture s'était fortement mobilisé comme on le
verra. De même, de nombreuses organisations
internationales non gouvernementales avaient mené
campagne. Les agriculteurs avaient fait de même,
l'accord sur l'agriculture constituant un volet
important des accords en débat.
Notre
pays était même un peu en retard par rapport à
d'autres et notamment par rapport aux pays
anglo-saxons. C'est apparu en pleine lumière à
Seattle, où la plupart des Européens, et plus
particulièrement les Français, ont découvert des
organisations et des réseaux sensibilisés depuis
longtemps aux questions fondamentales posées par l'OMC.
Dès cette époque, quelques syndicats étaient certes
dans le mouvement. Mais ce sont surtout les
associations de consommateurs ou de défense de
l'environnement qui étaient sur le devant de la scène.
On
peut sans doute y voir la trace des histoires propres
de chacune de ces organisations. Le mouvement syndical
s'est en effet constitué et renforcé d'abord dans le
cadre national, et même parfois dans celui des
entreprises. C'est là qu'était l'adversaire,
patronat ou gouvernement. Cet affrontement est moins
immédiatement lisible au plan international, même
s'il apparaît de plus en plus clairement que c'est là
que se décident les politiques dont le syndicalisme
combat les effets dans chaque pays. Les organisations
non gouvernementales, en revanche, se sont le plus
souvent intégrées dans des réseaux internationaux dès
leur naissance, et même parfois ont été d'emblée
constituées en organisations internationales.
Il
n'est donc pas étonnant qu'il y ait eu pendant un
temps un certain décalage dans la prise de conscience
de ces nouvelles problématiques. Mais la présence
syndicale sur le terrain de la mise en cause des traités
de libre-échange ou de l'action de l'OMC allait se
renforcer rapidement. En Amérique du Nord,
d'importants syndicats américains de l'AFL-CIO2,
comme celui des transporteurs routiers, des syndicats
canadiens, se sont émus des conséquences sur
l'emploi d'un traité comme l'ALENA3. En Amérique du
Sud, le même phénomène, combiné avec les ravages
des crises financières provoquées par la déréglementation
des marchés, a suscité de même de fortes
mobilisations. Le phénomène est identique dans des régions,
l'Afrique et surtout l'Asie, où le mouvement syndical
est traditionnellement plus faible. La Confédération
internationale des syndicats libres (CISL)4 elle-même
intervient maintenant dans les débats des conférences
ministérielles de l'OMC, souvent en liaison avec les
autres organisations syndicales internationales.
Dans
le domaine des services, les grandes fédérations de
la CISL concernées, l'Internationale de l'éducation
(IE) et celle des services publics (ISP), élaboraient
dès 1999 un important document commun mettant en
garde contre les conséquences possibles sur les
services publics de l'Accord général sur le commerce
des services. L'Internationale de l'éducation allait
plus loin en demandant à son congrès de Jomtien en
2001 que l'éducation soit retirée du champ de l'AGCS.
Des demandes syndicales semblables ont été formulées
pour la culture ou pour la santé. Il s'agit en effet
de biens publics et l'accès à ces biens devraient être
garanti à toutes et à tous. Sans doute, les services
publics existant généralement dans ces secteurs
sont-ils parfois contestés pour leurs insuffisances.
Mais faire de ces biens des marchandises soumises aux
règles du marché et de la concurrence n'améliorerait
pas cela, bien au contraire.
Il
reste que ces questions sont encore très (trop !)
mal connues. Ce qui est évidemment un frein important
à une prise de conscience élargie des enjeux
sous-jacents pour le devenir des sociétés. Que les
institutions internationales y trouvent avantage est
un fait. Ce n'est guère étonnant dans un monde où
l'on croit plus à la valeur de l'opinion, forcément
éclairée, de quelques experts qu'aux vertus du débat
collectif !
L'ambition
de ce livre est donc de contribuer très modestement
à inverser ce cours imposé des choses. Il s'inscrit
dans la suite d'une première étude sur le sujet
publiée précédemment5.
Dans
une première partie, nous avons essayé de répondre
à des questions aujourd'hui couramment posées :
qu'est-ce que l'OMC ? comment fonctionne-t-elle ?
quelles sont ses orientations économiques ?
pourquoi en parle-t-on autant aujourd'hui alors que
les traités commerciaux plus anciens prêtaient moins
à controverse ? pourquoi la conférence de Cancún
a-t-elle échoué ?
Nous
présenterons ensuite la question générale du
commerce des services et les principales dispositions
de l'AGCS qui, on l'oublie parfois, est en vigueur
depuis janvier 1995. Pourquoi cet accord
constitue-t-il une grave menace pour les services
publics, y compris l'éducation ou la culture ?
par quels mécanismes cela passe-t-il ? où en
sont aujourd'hui les négociations ? quels effets
attendre de l'échec de Cancún ?
Enfin,
dans une dernière partie, nous essayerons de définir
les contours de quelques pistes possibles pour, comme
on dit aujourd'hui, proposer des alternatives au cours
actuel des choses.
Très
attentif à la question de l'information, nous avons
mis en annexe la plupart des textes dont il est
question dans ce livre, et notamment le texte de l'AGCS
lui-même. Ce qui constitue à notre connaissance une
première. Mais c'est, nous semble-t-il une nécessité
si l'on veut que se développe un débat cartes sur
table, ce que précisément l'OMC, les gouvernement et
leurs « experts » rechignent souvent à
accepter.